La dernière parution de Charles Atéba Eyéné "Les paradoxes du pays organisateur : Elites productrices ou prédatrices : le cas de la province (aujourd’hui région) du Sud à l'ère Biya (1982-2007)", ne laisse personne indifférent. On redécouvre les Camerounais amoureux de lecture, n’hésitant pas à sortir de l’argent pour se procurer un document qui pour eux, contient des révélations éclaboussantes. Sur un plan purement marchand, l’éditeur et l’auteur peuvent se frotter les mains.
L’ouvrage porte sur une vision que Charles Atéba Eyéné a de sa région d’origine, celle du Sud. Selon l’auteur, dans cette province, une certaine élite, composée de hauts commis de l’Etat, d’importantes personnalités au service de la République, devenus notables par la force du décret, ne s’active pas pour le développement de sa région natale. L’auteur tente même de faire comprendre que cette élite constitue un obstacle pour le développement de la localité et l’épanouissement des populations ; l’élite locale est alors érigée en principale responsable de la misère dans la région du Sud.
En lisant l’œuvre de Charles Atéba Eyéné, on se plonge en plein dans la pensée camerounaise en matière de développement. Les réactions enregistrées dès la publication de l’ouvrage ont montré que ceux qui approuvent les écrits de l’auteur sont inscrits dans la même logique que ceux qui les contestent. On s’accorde sur le fait que ceux qui sont au service de l’Etat, doivent aussi être au service de leur “village” d’origine. On a ainsi vu des personnes indexées par les affirmations de Charles Atéba Eyéné, s’évertuer à égrener un chapelet de projets de développement qu’elles ont réalisés dans leur région d’origine, celle du Sud.
L’institutionnalisation de la politique d’équilibre régional dans les recrutements des fonctionnaires étatiques et dans la distribution des postes de responsabilité dans notre pays, a souvent été mal interprétée. Elle ne signifie pas que l’agent de service public qui accède à un poste de responsabilité au sein de l’appareil étatique, doive être défenseur acharné des intérêts de son “village” d’origine. Cette politique a été mise en place pour permettre à tous les Camerounais, venant de tous les coins et horizons du Cameroun, d’apporter leur pierre à la construction de leur pays. On doit alors pouvoir servir le Cameroun partout où l’on se trouve et en être fier, puisque ce dernier est un et indivisible. La politique d’équilibre régional qui a fait ses preuves dans le maintien de la paix sociale ne doit pas être détournée de sa finalité. Il faut combattre les esprits malins qui voudraient profiter du système et de l’ordre politique pour amener la tribalité et même le tribalisme à prendre une avance sur le patriotisme. La politique d’équilibre régional dans les recrutements et les fonctions nominatives, contrairement à ce que certains pensent, participe justement de l’intégration nationale.
Les véritables acteurs de développement d’une région, d’une province, dans un contexte d’intégration nationale voulu par les pratiques de nomination à des postes de responsabilité, sont bien ces fonctionnaires et autres administrateurs que l’on disperse dans tout le Cameroun. Le décideur ne pense pas qu’il faille affecter l’agent public dans sa région d’origine. On peut par exemple observer avec Atéba Eyéné, à la page 46 de son livre, qu’aucun ressortissant du Sud n’a jamais été nommé gouverneur de sa province d’origine. La politique de développement du Cameroun, qui passe par l’intégration nationale, n’ignore pas les “villages” d’origine des uns et des autres. Elle exige que le fonctionnaire public serve d’abord le Cameroun à partir de la localité dans laquelle il est affecté, même s’il ne lui est pas interdit de penser à son “village”. L’enseignant, originaire de l’Ouest doit aller développer la scolarité dans l’Extrême-Nord ; le policier et le militaire, originaires de l’Est doivent combattre l’insécurité à Bakassi dans le Sud-Ouest ; le magistrat, originaire du Littoral, doit dire le droit et trancher les litiges dans l’Adamaoua ; le médecin n’est pas affecté dans son village pour soigner ses frères…L’ingénieur sorti de l’Ecole nationale des travaux publics, n’a pas été formé pour monter le projet de construction de la route qui mène dans son village…
S’en prendre aux administrateurs
Si la région du Sud a des problèmes de développement et que l’on tient à s’en prendre à ceux qui sont nommés par décret présidentiel, on devrait retrouver au premier rang, sur le banc des accusés, les divers gouverneurs de région qui sont passés par là, les préfets et sous-préfets qui ont justement entre autres missions, d’impulser le développement dans les localités où ils sont affectés. Ce sont ces personnalités qui constituent à mon sens, les véritables membres de l’élite locale décrétale qui devraient être dénoncés par Charles Atéba Eyéné. Chaque administrateur territorial ne représente-t-il pas à la fois le chef de l’Etat, le gouvernement et tous les ministères dans la localité où il est affecté ? C’est à ces hommes nommés par décret qu’incombe la charge de mettre en œuvre la politique du gouvernement en matière de développement.
D’autres membres de l’élite locale sont également et curieusement épargnés par l’étude de Charles Atéba Eyéné. Il s’agit des élus locaux que sont les députés, les maires et les conseillers municipaux. Pourtant, la mission première de cette élite-là est de donner le ton dans les problèmes de développement local du Sud. Fort opportunément d’ailleurs, cette élite élective est composée en fait de ressortissants natifs de la région du Sud. En tout cas, l’auteur a fait un choix qu’il faut respecter : il dénonce uniquement ceux qui, originaires du Sud, ont été nommés par décret et affectés à des missions détachées des préoccupations de développement particulier de la région du Sud. Ce choix laisse forcément interrogateur sur les intentions de l’auteur. Son approche donne facilement raison à ceux qui pensent qu’il a un compte personnel à régler avec ses “frères” du Sud cités dans son ouvrage. Des innocents sont mis au banc des accusés, et les vrais coupables du non développement placés au-dessus de tout soupçon. Il appartient au ministre en charge des Travaux publics de dire pourquoi il n’y a pas de routes dans la province du Sud ; aux ministres en charge de l’Education et au gouverneur de dire pourquoi il n’y a pas d’infrastructures scolaires et des enseignants dans le Sud. Tant mieux pour les amoureux des sensations fortes, si l’une de ces personnalités est par hasard originaire du Sud. De là à demander à des doyens de facultés dans des Universités d’Etat, à des officiers de l’armée, de répondre du déficit de routes, d’hôpitaux, d’écoles dans la province du Sud, tout simplement parce qu’ils y sont originaires, est une erreur. L’auteur du livre sous titré “Elites productrices ou prédatrices : cas de la province du sud”, à travers ses écrits, mène un combat noble contre le sous développement du Sud, et partant, de tout le Cameroun ; mais, à mon humble avis, il s’est trompé d’adversaires.
Charles Atéba Eyéné s’en défendra sûrement. Il ne demande pas à ses “frères” d’abandonner leurs fonctions d’intérêt général au sein de l’appareil étatique, pour s’occuper exclusivement des problèmes de développement dans le Sud. Si je m’en tiens à une réponse qu’il a donnée à Ngaoundéré lors de la soirée organisée pour la dédicace de son livre, il demande que l’originaire du Sud nommé par décret, consacre une partie des revenus et autres avantages que lui procure le poste de nomination pour apporter sa contribution au développement de sa région.
Penser au développement collectif
A travers ce genre de proposition, on comprend aisément les multiples fêtes que les fonctionnaires organisent régulièrement dans leur village à la suite d’une nomination à un poste important au sein de l’appareil étatique. Les motions de soutien que les “frères du village” adressent au chef de l’Etat pour le remercier d’avoir nommé un digne fils de la localité y trouvent une explication. On est nommé au Cameroun pour servir son “village” et ses “frères”. Charles Atéba Eyéné n’invente donc rien. Sa pensée est conforme à celle qui est en vigueur au Cameroun à l’heure actuelle : “Mon frère est nommé, je suis en haut, mon village a gagné”. Quoi de plus normal dans cette logique, qu’un Camerounais, fut-il Atéba Eyéné, s’offusque de ce que ceux de ses “frères”, qui ont été nommés n’aient rien fait pour le “village”.
Cette vision des nominations des agents de l’Etat est hautement dangereuse. S’agissant du nommé, il se sent investi d’une mission que ne prévoit pourtant pas le décret de nomination : résoudre les problèmes de développement du “village” et de ses “frères”. Faut-il dire, en passant, qu’un poste de directeur dans l’administration n’offre au titulaire qu’une indemnité ne dépassant pas 40 000 francs par mois ? Avec cette somme, il lui revient désormais d’aménager des puits au village, de construire des centres de santé et des salles de classe, de soigner les malades du village, de payer la scolarité aux jeunes du village… Bref, la nomination par décret a fait de lui, le premier agent de développement du village. D’ailleurs, il en est fier, puisque tout cela confère honneur et considération. Mais, il faut assumer en apportant satisfaction à toutes ces attentes des “frères du village”. Pour se procurer de l’argent, puisqu’il en faut, le fonctionnaire nommé s’ouvre au détournement des deniers publics. L’argent contenu dans les caisses de l’Etat devient le sien. Sa démarche est logique, puisque dans son village, il s’est substitué à l’Etat providence dans tous les secteurs de développement. La corruption devient son activité principale. Son poste de responsabilité est utilisé comme comptoir de commerce, véritable centre de traitement de toutes les affaires maffieuses sur le dos de l’Etat. En terme d’argent, plus il en donne, plus ses “frères du village” en redemandent. Chez ces derniers, il n’y a plus d’efforts à faire. Tout leur vient des caisses de l’Etat, en passant par le “frère” placé à un haut poste de responsabilité au sein de l’appareil de l’Etat. L’agriculture et l’élevage sont abandonnés, aucune initiative n’est plus prise. La case de santé du village qui tombe en ruine attendra que le “frère” nommé par décret envoie de l’argent pour sa réfection. Ainsi, le développement de tout un village est tributaire de l’action d’une seule personne ou d’une poignée de personnes dite “élite locale”. Le fonctionnaire nommé qui ne se conforme pas à cette logique s’inscrit dans le “paradoxe” de Charles Atéba Eyéné.
Le drame que vit la province du Sud est le même que vivent toutes les provinces du Cameroun. Il est lié au fait que, comme Atéba Eyéné, beaucoup de Camerounais pensent qu’il appartient principalement aux natifs de la localité, qui très souvent sont aller faire fortune ailleurs, de rentrer “au village” s’occuper des problèmes de développement.
Les individus et les communautés installés dans la province du Sud doivent travailler pour leur bien être, s’organiser et penser leur cadre de vie. On ne peut pas faire croire que les populations de notre pays sont incapables de se prendre elles-mêmes en charge. Le villageois de Bikoka (village d’Atéba Eyéné) a-t-il absolument besoin de la contribution de son “frère” en poste à la présidence de la République ou à la primature à Yaoundé, pour défricher sa plantation, pour balayer sa cour ou pour faire cuire des aliments qu’il va manger ?
Chaque Camerounais doit comprendre que le développement collectif passe par un développement individuel. Le travail est avant tout une affaire personnelle, et les fruits reviennent prioritairement à celui qui s’y s’investit. On doit cesser de croire qu’un seul individu peut assurer, par sa seule activité, le développement de l’ensemble du groupe auquel il appartient. Cette façon de penser a déjà conduit, au-delà des détournements de deniers publics et la corruption dans le secteur public, à d’autres perversions qui minent la société camerounaise aujourd’hui. Des familles et villages entiers ne vivent plus qu’avec l’espoir de tirer des dividendes des fruits de l’activité de prostitution qu’exerce une de leurs filles. Celle-ci se trouve alors dans l’obligation de martyriser son corps, pour nourrir ses père, mère, frères et sœurs, pour assurer le développement de son village. Une bonne partie de la société camerounaise devient ainsi inactive, comptant pour vivre et se développer sur la bonne charité de celui que l’on dit appartenir à l’élite.
Le danger
Le livre de Charles Atéba Eyéné, de tous ces points de vue, devient un véritable danger si l’on se permet, comme il le fait, de condamner tous ces fonctionnaires qu’il cite dans son ouvrage, et à qui il reproche de n’avoir rien fait pour la région du Sud. La moralité camerounaise et partant le développement que nous souhaitons tous pour notre pays, se trouveraient en péril si ceux qui sont accusés, directement ou indirectement par l’auteur se sentent un temps soit peu coupables des faits qui leur sont reprochés, à savoir, non assistance à leur région d’origine en danger de non développement.
Si j’ai tenu à réagir face aux écrits de mon compatriote Charles Atéba Eyéné, c’est d’abord parce que je suis Camerounais, et le débat qu’il ouvre à travers son livre concerne tous les Camerounais. Ensuite, parce que les reproches que l’auteur fait à ses frères du Sud, il pourrait me les faire également dans mes rapports avec ma province d’origine, celle du Centre qui n’est pas mieux lotie que celle du Sud.
Enseignant à l’Université de Ngaoundéré, j’occupe en ce moment le poste électif de premier adjoint au maire de la commune d’arrondissement de Ngaoundéré 3ème. Je suis en même temps, président de Ngaoundéré Football club, une équipe de football qui développe en son sein, un programme de formation de jeunes footballeurs. Toutes mes activités, qui sont avant tout de développement, je les mène dans la province de l’Adamaoua, à Ngaoundéré, une ville située à plus de 700 kilomètres de mon village natal. Serviteur de l’Etat et de la nation, je participe au développement du Cameroun à partir de la province de l’Adamaoua et de la ville de Ngaoundéré. Je n’ai par contre jamais apporté ma contribution à la construction d’un forage, d’une école ou d’une route dans mon village natal. Dans la logique que défend Charles Atéba Eyéné, je devrais (aussi) être enseignant à l’Université de Yaoundé II-Soa, qui se trouve dans ma région d’origine, être (aussi) adjoint au maire de Bikok ou de Mbalmayo, localités d’origine de mes père et mère, être (aussi) président de ces équipes qui s’appelleraient “Bikok football club” ou “Mbalmayo football club”… Je n’y verrai aucun inconvénient si j’habitais ces localités. J’apporterais alors ma contribution au développement de mon pays, à partir de ma région d’origine. Mais je pense que l’on doit pouvoir développer le Cameroun, partout où on en a l’opportunité. On a la nationalité camerounaise et non la nationalité d’une région. A-t-on mesuré le danger d’un déséquilibre sur le plan national, si chaque camerounais était appelé à s’occuper particulièrement de son village ou de sa région d’origine ? Aujourd’hui, aucune élite ewondo ou sawa ne peut revendiquer le développement des villes de Yaoundé ou de Douala. Ces villes ont été développées avec l’apport de l’ensemble de la communauté nationale camerounaise. Alors, si Lolodorf dans le Sud n’est pas développée, on comprend qu’en dernière analyse, on doit s’en prendre à la communauté nationale toute entière, parce que Lolodorf est d’abord et avant tout une localité camerounaise. Pour toute localité camerounaise qui a des problèmes de développement, on doit s’en prendre à la politique globale du gouvernement ; on doit interroger les administrateurs qui y sont, interpeller ses habitants, sans chercher à savoir s’ils sont originaires de l’Ouest, du Centre, du Littoral, du Nord-Ouest, du Sud-Ouest, du Nord, de l’Extrême-Nord, de l’Est ou du Sud.
Avant la parution de l’ouvrage dont il est question ici, Charles Atéba Eyéné n’est pas un inconnu. Personnellement, c’est à travers les médias que j’ai découvert cet homme au franc parler appréciable, engagé dans les débats sociopolitiques au Cameroun, quel que soit le sujet. Il a tort ou il a raison dans ce qu’il dit, on peut l’aimer ou le détester, on devrait au moins avoir la franchise de reconnaître qu’il est travailleur et courageux. C’est un citoyen déterminé, un intellectuel engagé. De ce type d’homme, le Cameroun en a un grand besoin.
*Elites productrices ou prédatrices: le cas de la province du Sud à l'ère Biya (1982-2007)",de Charles Atéba Eyene
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Enseignant à l’Université de Ngaoundéré
Premier Adjoint au Maire de la Commune
d’Arrondissement de Ngaoundéré 3ème.
Président de Ngaoundéré Football Club.(MTN-Elite Two)
Par Prosper NKOU MVONDO
http://www.lemessager.net/details_articles.php?code=142&code_art=25641
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